Archives mensuelles : septembre 2018

Les Enivrés

© Hélène Bozzi

Texte d’Ivan Viripaev – Traduction Tania Moguilevskaia et Gilles Morel – Mise en scène Clément Poirée – au Théâtre de la Tempête.

Deux heures vingt du délirium tremens de quatorze personnages, en réflexion métaphysique sur l’amour et sur Dieu. Huit acteurs pour les interpréter, qui crient, vocifèrent, délirent, se déclarent, s’empoignent et s’écroulent. L’insobriété commence dans le bar du théâtre où le public s’entasse avant d’entrer et se poursuit dans la désagrégation de parcours approximatifs.

L’auteur, Ivan Viripaev, directeur artistique du Théâtre Praktika de Moscou, est né à Irkoutsk en Sibérie orientale, en 1974. Il y fait le Conservatoire, après un parcours personnel, de son propre aveu chaotique. Il crée sa compagnie en 1998 et écrit. Sa première pièce, Rêves, remporte un vif succès, ses textes sont joués à l’étranger, notamment en Allemagne et en Pologne. Ses traducteurs, Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, connaissent bien son univers, ils sont les passeurs d’une grande partie de ses textes, en France.

Le théâtre de Viripaev joue avec les limites et on ne sait dans quel registre s’inscrit Les Enivrés, tragique ou comique, grotesque ou décadent, métaphorique ou hyper réaliste, lyrique ou pathétique. Est-on en enfer ou au paradis ? La scénographie structure cet Armaguédon : le plateau tourne, à l’endroit comme à l’envers, avec deux cercles indépendants qui se meuvent aussi à contre sens. Les acteurs travaillent le déséquilibre, jouent le chaos et déambulent vers nulle part. C’est pour eux incontestablement un exercice de style auquel ils prennent un certain plaisir. Selon la vitesse du plateau, le spectateur a lui aussi la sensation de tituber.

Ce bateau ivre pourtant nous saoule, même si le spectateur reçoit des sms d’avant-spectacle comme avis de Tempête, le mettant en condition, messages que décline le poème baudelairien du Spleen de Paris, « Enivrez-vous. » On est ici plus près des Fleurs du mal que de tout Spleen.

« Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

Sur le plateau la suite est tout autre et l’ivresse peu poétique ni spirituelle – juste spiritueuse – même si l’on brandit le nom de Dieu et joue avec le comme si de l’amour.  On est dans un tracé à gros traits, sans logique dramaturgique et le côté loufoco-baroque du début de la pièce s’évapore très vite. C’est un spectacle du vide sidéral – celui de notre époque, peut-être – et le metteur en scène, Clément Poirée, maître de cérémonie pour la soirée, remplit les verres dès qu’ils sont vides.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2018

Avec : John Arnold, Aurélia Arto, Camille Bernon, Bruno Blairet, Camille Cobbi, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Mélanie Menu – scénographie Erwan Creff – lumières Elsa Revol assistée de Sébastien Marc – costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy – musiques Stéphanie Gibert – maquillages Pauline Bry – peinture décor Caroline Aouin – collaboration artistique Margaux Eskenazi – régie générale Farid Laroussi – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

Théâtre de la Tempête – route du Champ-de-Manœuvre. 75012 Paris – métro Château de Vincennes puis navette Cartoucherie ou bus 112 – Site : www.la-tempete.fr – Tél. : 01 43 28 36 36

 

Infidèles

© théâtre de la Bastille

Spectacle de tg STAN et de Roovers, d’après le scénario Infidèles et l’autobiographie Laterna Magica d’Ingmar Bergman – Au Théâtre de la Bastille, en coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Depuis plusieurs années tg STAN travaille en contre-plongée sur l’œuvre d’Ingmar Bergman (né en 1918, mort en 2007 sur l’île de Fårö) et le Théâtre de la Bastille depuis 2001, accompagne ses créations. La première d’une série de trois présentée cette saison, Infidèles, place le réalisateur face à ses personnages, à sa vie, à son œuvre. Nous sommes aux frontières de la fiction et de la réalité où l’art et les sentiments se mêlent, où le geste artistique a rendez-vous avec l’intime.

Le spectacle part du scénario écrit par Ingmar Bergman en même temps qu’il fait référence au film réalisé par Liv Ullmann, Infidèle sans « s », tourné en 2000 et présenté à Cannes. Tg STAN y intègre des éléments de Laterna Magica, œuvre autobiographique de Bergman. Une femme se raconte et reconstruit son histoire amoureuse telle que perçue dans la fantasmatique du réalisateur. Il la nomme Marianne, elle met en scène ses vérités, sa vie. On entre dans le spectacle à petits pas, sur un ton ludique, sorte de jeu d’amour et de hasard. Petit à petit se dessine des portraits et s’élabore le récit, dans une puissante montée dramatique.

Autour de Marianne, son époux, Markus, chef d’orchestre, souvent sur les routes pour des tournées internationales, qui vibre à l’écoute du tumultueux et romantique andante du Quatuor pour piano et cordes opus 60 de Joannes Brahms évoquant l’amour secret du compositeur, pour Clara Schumann sa muse. David, ami de Markus et d’un couple qui semble heureux, met en scène Le Songe de Strindberg dans un climat houleux, quelques extraits très kitch seront montrés, soulignés de vert par des lumières flashy et des acteurs rococos. David rend souvent visite à ses amis et aime à raconter des histoires à leur fille, Isabelle, âgée de neuf ans, qui peuple sa chambre de trolls et de fantômes.

Mais la belle machinerie s’emballe quand le mensonge s’installe et qu’un soir en l’absence de Markus, la relation entre David et Marianne change de nature. Les petits arrangements n’ont qu’un temps et Markus, l’homme blessé, déclenche les hostilités.  « Tu pleures… C’est toujours un jeu ? » demande-t-il. « C’est une affaire d’âme » répond-elle. On assiste au naufrage du couple, à celui de Marianne, puis celui de Markus qui va jusqu’au suicide, tandis que David poursuit ses conquêtes. La découverte d’un mensonge réciproque en la personne d’une autre femme auprès de Markus, Margareta, laisse Marianne dans le vide et Isabelle, qui avait tant aimé ce pique-nique au lac avec son père, semble oubliée de tous.

Marianne se plie au jeu de l’auteur et le guide pour remonter le temps. Elle lui permet ainsi d’écrire un nouveau scénario à partir de son histoire d’amour passée. Au-delà de ce portrait de femme et du chaos intérieur des personnages, s’esquissent les étapes d’une œuvre torturée qui conduit dans le labyrinthe de la condition humaine, semblable à l’œuvre de Bergman. Metteur en scène pour le théâtre, réalisateur à partir de 1946 de nombreux films devenus cultes, du Septième Sceau en 1957 à Persona en 1966, de Cris et chuchotements en 1972 à Fanny et Alexandre en 1982, il fut aussi écrivain. Franck Vercruyssen, du collectif Tg STAN et de Roovers, se passionne pour son écriture.

Le collectif a travaillé sur deux de ses textes, Après la répétition et Scènes de la vie conjugale. Dans un réalisme troublant et une simplicité élaborée, quatre acteurs aux sensibilités éclatées, servent magnifiquement le propos : Ruth Becquart, Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen. On ne trouve ici ni métaphysique ni onirisme à travers les textes rassemblés qui se fondent en un, seulement des vérités, à chacun la sienne. Infidèles invite à une plongée abyssale dans une analyse à cru des comportements du couple, jusqu’au vertige.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2018

De et avec Ruth Becquart, Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen – costumes An D’Huys – lumières Stef Stessel – technique tg Stan et de Roovers – régisseur Bastille Mathieu Bouillon – traduction du suédois Une affaire d’âme d’Ingmar Bergman in Cahiers du cinéma, 2002, par Vincent Fournier.

10 au 28 Septembre 2018 – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011- Métro Bastille – Tél :  01 43 57 42 14 –  Site www.theatre-bastille.com et www.stan.be/deroovers.be – Le 22 septembre, à partir de 19h, projection de la nouvelle version du film de Bergman, Persona (1966) avec Bibi Anderson et Liv Ulmann, suivie d’un échange avec Frank Vercruyssen du collectif tg STAN et un spécialiste de l’œuvre du cinéaste. Tg STAN présente aussi au Théâtre de la Bastille, Atelier du 1er au 12 octobre et Après la répétition du 25 octobre au 14 novembre, dans le cadre du Festival d’Automne.

Un jour pour les femmes

© fifdaparis

Youm Lel Setat – Film égyptien réalisé par Kamla Abou Zekri, présenté dans le cadre du Festival international de films de la diaspora africaine – FIFDA Paris, au cinéma Saint-André des Arts.

Dans un quartier populaire du Vieux Caire qu’elle observe derrière la caméra, la réalisatrice, Kamla Abou Zekri dessine trois portraits de femmes égyptiennes. La réouverture de la piscine du centre sportif lui sert de point d’appui pour parler de la place de la femme dans la société égyptienne, de ses relations aux hommes, à la famille, de la pression sociale, des amours et du désir, de la frustration et de la sexualité.

Avec beaucoup de finesse, elle met tour à tour sur le devant de la scène chacune de ses actrices/personnages : la toute jeune Azza (Nahed el Sebai) dont les parents sont morts dans un accident de moto, prodigue à sa grand-mère des soins quotidiens. Insouciante et bagarreuse, excessive et rude en apparence, elle mord la vie à pleines dents. La perspective de la piscine la fait exploser de joie et le maillot de bains devient sa valeur sûre. La fragile Leyla au visage de Madone (Nelly Kareem), porteuse d’un drame, vend des parfums dans sa petite échoppe et ne se mêle à personne. Triste et résignée, elle est maltraitée par un frère intégriste et capricieux craint aussi par leur père, tous les trois vivent sous le même toit depuis la mort de son époux et de leur fils, noyés accidentellement. Leyla repousse la vie, la piscine est loin de ses pensées. Shamya son amie, lui rend visite chaque jour. Modèle pour les peintres et bonne vivante, elle a mauvaise réputation. Elle remplit l’espace des déceptions de sa vie, entre autres celle d’avoir vu l’homme dont elle était éprise partir et qu’elle n’a jamais remplacé. Son retour dans le quartier lui redonne un espoir fou, à juste titre. Ces femmes ont pour point commun leur solitude, leurs blessures, leurs espérances et leur quartier. Là, chacun vit sous le regard de l’autre, entre promiscuité, bienveillance ou indiscrétion des voisins, violence et harcèlement.

Quand la piscine du quartier ré-ouvre, c’est la fête. Les garçons accaparent le bassin et s’empoignent joyeusement, mais n’acceptent pas le règlement qui leur impose de libérer les lieux le dimanche, pour laisser la place aux femmes. Dimanche est “un jour pour les femmes”. Le maître-nageur a fort à faire pour gérer les lieux. Après les hommes, les femmes arrivent avec la même euphorie, toutes générations confondues et se jettent à l’eau dans leurs vêtements de ville ou d’eau. Elles investissent pleinement la piscine. Azza s’étend sur l’eau et regarde le ciel en buvant quelques tasses, elle apprend la liberté. Shamya apprivoise la piscine et cultive sa coquetterie et sa sociabilité tout en convainquant Leyla de se joindre à elle. Leyla se glisse dans l’eau comme un dauphin et nage à la rencontre de son fils. Elle pleure enfin. On assiste à son lent retour à la vie dans une eau amniotique où elle réapprend à s’aimer et à aimer.

Le film décrit la partition entre hommes et femmes, et parle du féminin. Pivots de la famille, les femmes savent se montrer fortes et lutter pour leur dignité. Elles se rebiffent après le vol de leurs vêtements, se serrent les coudes et développent des espaces de solidarités. Leyla résiste à son frère, l’intégriste, avant qu’on le chasse du quartier, Shamya cache son amertume amoureuse, Azza définit les limites de la relation à son soupirant, son élu. Les trois héroïnes vont renaitre, chacune à sa manière. Le quartier, puis la piscine, créent du lien social.

Dans le débat qui suivait la projection, Nevine Khaled, conseillère culturelle près l’ambassade d’Égypte en France a souligné la pertinence du film à partir de portraits de femmes authentiques, et telles qu’elles vivent en Égypte, de leurs parcours de vie, des empreintes qu’elles laissent dans la société égyptienne. Elle évoque le pays où sur cent millions d’habitants, 49% sont des femmes.

Formée à l’Institut Supérieur du Cinéma du Caire, Kamla Abou Zekri a débuté comme assistante réalisatrice avant de signer ses propres courts-métrages et films documentaires. Elle tourne son premier long métrage de fiction en 2002, Sara oula naceb, puis Un-zéro en 2009 et co-réalise le film 18 jours avec Yousry Nasrallah, Marwan Amhed, Mariam Abou Ouf, Mohamed Aly, Chérif Al-Bendari, Khaled Marei, Ahmad Abdalla, Ahmad Alaa, sur la révolte qui a soulevé le pays du 25 Janvier au 11 février 2011.

Réalisé en 2016, Un jour pour les femmes est projeté pour la première fois en France au Saint-André des Arts, dans le cadre du Festival International de Films de la Diaspora Africaine (FIFDA). Le film a obtenu le Grand Prix Ousmane Sembene de la 20ème édition du Festival africain de Khouribga, au Maroc. Kamla Abou Zekri montre un quartier populaire du Caire où quand il pleut tout le monde patauge et le met en vis-à-vis avec quelques plans larges du Vieux Caire patrimonial. Le traitement de l’image est très réussi, la transparence et le flou de l’eau nous entraînent dans une fable métaphorique où le rêve s’intercale, dans un monde qui change selon la perception qu’on a de soi.

Brigitte Rémer, le 16 septembre 2018

Cinéma Saint-André des Arts, 30 rue Saint-André des Arts. 75006. Paris – Dans le cadre du Festival International de Films de la Diaspora Africaine (FIFDA Paris 2018) – Tél. : 01 43 15 99 51 – Site www. FIFDA.org

 

Asphalt jungle

© Ludovic Giraudon

D’après le texte de Sylvain Levey, Pour rire pour passer le temps – mise en scène Laurent Maindon.

Dans le prolongement de Fuck America qu’il présente à la Manufacture des Abbesses, le Rictus Théâtre poursuit ses traversées de la violence. Après le spectre de la guerre et de l’exil, il conduit le spectateur dans les bas-fonds de l’âme humaine à travers un huis clos qui devrait le pousser vers la sortie de secours, dès les premières secondes.

Asphalt jungle est comme une partie de roulette russe où un quatuor d’hommes faisant figure de monsieur toutlemonde, s’exerce à des actes gratuits de barbarie. Sorte d’incorruptibles cyniques, ils se partagent les rôles entre donneurs d’ordre et victimes. Et le manège de la bêtise, de la manipulation et de la cruauté tourne. La montée dramatique de cette école des bourreaux rappelle les expériences de Stanley Milgram dans ses recherches sur la soumission à l’autorité : jusqu’où accepter la négation de l’autre, sa destruction ?

Brutalité, perversité, délation, veulerie, servitude et complicité, l’homme à l’état brut ordonne la torture. L’autre est contraint de l’accepter avant de devenir à son tour l’exécuteur. On est ici dans un carré d’as où deux donnent ordre et deux exécutent, où chacun devient l’agresseur de l’autre avant d’en devenir la victime. A ce jeu de colin-maillard on ne sait ni qui est qui, ni ce qui se passe dans sa tête, qui en jouit qui se rebelle. La loi du plus fort l’emporte et tout est flou à l’extrême jusqu’à l’exécution finale, d’une froideur clinique.

Le texte de Sylvain Levey entraine le spectateur dans le fait divers, signe de la dérive des sociétés, et dans le passage à l’acte. Laurent Maindon propose une mise en scène dépouillée, au plus vif du sujet et investit dans la direction d’acteurs – un remarquable quatuor : Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil, Yann Josso, Nicolas Sansier. Le spectateur s’accroche aux espaces musicaux, sas de décompression apportés par la musique comme bouffées d’air nécessaires, après l’apnée. Au final il ne lui est pas facile de sortir du labyrinthe, ni même d’applaudir.

   Brigitte Rémer, le 10 septembre 2018

Création lumières Jean-Marc Pinault – création son Guillaume Bariou Jérémie Morizeau  – création costumes  Anne-Emmanuelle Pradier – construction décor Thierry et Jean-Marc Pinault – adaptation du texte Loic Auffret, Claudine Bonhommeau, Christophe Gravouil, Laurent Maindon.

Du 29 août au 13 octobre 2018, Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, 75018 – métro : Abbesses, Pigalle – Du mercredi au samedi à 19h. site : www.theatredurictus.fr